La Société de Thulé

La Société de Thulé

Le 11 novembre 1918, l’Allemagne vaincue signe l’armistice.
Dans les rues de Berlin, de Munich ou de Hambourg, les soldats rentrent, hagards, portant dans leurs yeux la fatigue et la honte.
Quelques mois plus tard, le Traité de Versailles vient sceller le sort du Reich : l’Allemagne est désignée comme seule responsable du cataclysme mondial.
Elle doit verser à ses vainqueurs la somme astronomique de 132 milliards de marks-or, tandis que l’Alsace-Lorraine est rendue à la France.

Conférence du traité de Versailles dans la Galerie des Glasses du Château de Versailles

Ce traité, que le maréchal Foch qualifiera lui-même de « trêve de vingt ans », plonge le pays dans une humiliation collective.
L’Empire s’effondre, la monarchie disparaît, et la jeune République de Weimar naît dans la défiance, le ressentiment et le chaos.


Le mythe du “coup de poignard dans le dos”

Pour les anciens généraux du Reich, il n’y eut jamais de défaite militaire.
L’armée, disent-ils, n’a pas été vaincue sur le champ de bataille, mais trahie de l’intérieur.
Ils accusent les sociaux-démocrates, les communistes et les juifs d’avoir porté à l’Allemagne un coup de poignard dans le dos.
Ce mythe, d’abord militaire, deviendra bientôt un instrument politique.

Son principal propagateur est le général Erich Ludendorff, figure charismatique de la Grande Guerre, qui refuse d’admettre l’effondrement de son armée.
Autour de lui, dans les brumes de la défaite, se regroupent d’anciens officiers, des vétérans désœuvrés, des nationalistes exaltés.
Ils veulent la revanche, la restauration de l’honneur perdu, la renaissance d’un Reich nouveau.

Général Erich Ludendorff

Les soldats sans armée

Des milliers de soldats démobilisés errent dans une Allemagne exsangue.
Sans solde, sans hiérarchie, ils se sentent trahis, rejetés, inutiles.
Beaucoup refusent le traité de Versailles et rejoignent des sociétés secrètes paramilitaires, les Freikorps, qui se multiplient dans tout le pays.
Ils se disent gardiens de la patrie, défenseurs de la pureté du sang et de l’esprit germanique.

Parmi eux, un ancien caporal décoré de la Croix de fer, Adolf Hitler, infiltre plusieurs de ces groupuscules pour observer leurs buts et leurs doctrines.
Très vite, il adhère à un petit parti nationaliste basé à Munich : le Parti des Travailleurs Allemands (DAP).
C’est là, dans la fumée des brasseries bavaroises, que va s’opérer la jonction du politique et de l’occulte.


Les origines de la Société de Thulé

Quelques années plus tôt, en 1912, un homme étrange, Rudolf von Sebottendorff, avait fondé à Munich une société secrète : la Société de Thulé.

Rudolf von Sebottendorff

Ingénieur de formation, passionné d’astrologie, d’alchimie et de mysticisme oriental, franc-maçon initié, Sebottendorff s’était aussi affilié à l’Ordre des Germains, une organisation nationaliste et raciale. Sous son impulsion, la Société de Thulé se présente comme un cercle d’initiés dédiés à la quête d’une sagesse antique nordique et à la renaissance spirituelle du peuple aryen.

Mais derrière cette façade mystique, se trame un projet politique.
Sebottendorff et ses disciples vont donner au futur nazisme une mythologie, une mission sacrée, et un symbole : la croix gammée.


L’Ultima Thulé : la cité du Nord

Le nom de la société puise son inspiration dans la Thulé des anciens Romains, cette île légendaire du Grand Nord, « Ultima Thulé », frontière du monde connu.

Ultima Thulé

Dans le mythe, Thulé est un paradis boréal, entouré de montagnes étincelantes, peuplé d’une race supérieure, dépositaire d’une science oubliée.
Lorsque survient un cataclysme — comparable à celui qui engloutit l’Atlantide —, quelques survivants s’en échappent et se dispersent dans le monde.
De leur lignée serait née la race aryenne, celle des hommes du Nord :
grands, blonds, aux yeux clairs, dotés d’un esprit pénétrant et d’une âme de chef.

Selon cette doctrine, leur mission divine est de rassembler les leurs, d’unir le Nord sous un même étendard, et d’imposer leur civilisation aux « races inférieures ».
Ce mythe délirant, drapé des prestiges de l’ésotérisme, donnera au nationalisme allemand un fondement mystique et pseudo-scientifique.


La doctrine raciale

Pour les membres de la Société de Thulé, les espoirs de la race aryenne se concentrent dans la germanité du Nord, seule dépositaire de la pureté originelle.
L’Allemagne devient dès lors une terre sacrée, héritière de Thulé, appelée à restaurer la lumière perdue.
Sous des dehors initiatiques, cette doctrine racialiste pose les bases idéologiques du futur nazisme :
la hiérarchie des races, le culte du sang, la glorification du chef et la foi en une mission universelle.


Dietrich Eckart : le mentor

L’un des personnages-clés de cette période est Dietrich Eckart, né à Nuremberg en 1868.
Écrivain, poète, journaliste, il est aussi l’un des premiers membres du Parti des Travailleurs Allemands.
C’est lui qui, en 1919, introduit Hitler dans les cercles de la Société de Thulé.
Séduit par l’éloquence du jeune caporal, il devient son mentor spirituel, son conseiller et son propagandiste.

Dietrich Eckart

Entre 1920 et 1923, Eckart travaille sans relâche à la construction du Parti national-socialiste.
Il façonne la rhétorique du futur Führer, lui transmet l’idée que la politique doit s’appuyer sur un mythe, une foi, un destin.

« Suis ton étoile, lui dit-il, et tu conduiras le peuple vers la lumière. »

Emblème du NSDAP

Eckart présente à Hitler plusieurs membres influents de la Thulé :

  • Rudolf Hess, son futur bras droit et confident jusqu’en 1942 ;
Rudolf Hess
  • Alfred Rosenberg, théoricien du racisme aryen, auteur du Mythe du XXe siècle ;
  • Karl Haushofer, stratège et géopoliticien, qui inspirera la doctrine du Lebensraum, l’espace vital.

Rosenberg, nourri de mystique nordique, opposera les Aryens porteurs de lumière aux Sémites plongés dans les ténèbres, reprenant et déformant un faux texte antisémite : Les Protocoles des Sages de Sion, fabriqué de toutes pièces par la police tsariste, l’Okrana.
Le mythe devient dogme, et le dogme, arme.

Les Protocoles des Sages de Sion

La croix gammée : symbole d’un empire noir

De la Société de Thulé naîtra le symbole appelé à devenir l’emblème du mal absolu : la croix gammée, ou svastika.
Ancien signe solaire de prospérité et d’harmonie, détourné de son sens originel, il est adopté comme emblème du parti nazi.

Hitler lui-même en définit la signification dans Mein Kampf :

« Voilà un véritable symbole : le rouge représente l’idée sociale du mouvement, le blanc l’idée nationaliste, et la svastika noire l’appel à la lutte pour la victoire de l’Aryen. »

Tout était dit — et tout allait être permis.
Sous ce signe inversé, la mythologie de Thulé devint une idéologie de mort.
Le rêve d’un paradis boréal se transforma en cauchemar totalitaire.
Et dans l’ombre de l’ésotérisme, la Société de Thulé avait enfanté le IIIᵉ Reich.


Épilogue : du mythe à l’abîme Ainsi, des ruines de 1918 naquit une foi monstrueuse, bâtie sur le ressentiment, la pseudo-science et l’occultisme.
Le mythe de Thulé, forgé dans les brumes mystiques du Nord, donna aux hommes du Reich une légitimité cosmique, une mission divine : purifier, conquérir, dominer.
Ce que l’histoire retiendra, c’est que le mal, avant de se lever en armes, naît toujours d’un rêve dévoyé — celui d’un peuple qui cherche la lumière, et trouve les ténèbres.

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