Raspoutine – Le Démon de la Sainte Russie
Son nom seul évoque la démesure, la luxure, et la chute d’un empire : Grigori Efimovitch Raspoutine.
Un nom dont la signification, en russe, est déjà tout un programme : Raspoutine, « le débauché ».
Il naît probablement le 9 janvier 1869, dans le petit village de Pokrvskoïe, au cœur de la Sibérie.
Fils de fermiers, il grandit dans un monde de froid et de silence, de bêtes et de terre. Mais dès l’enfance, on lui prête des dons : il sait apaiser les animaux, guérir les blessures, calmer les douleurs. Une aura étrange l’entoure déjà. Personne ne se doute encore que ce fils de paysan deviendra l’une des figures les plus énigmatiques et les plus influentes de la Russie tsariste — un homme dont la présence contribuera à la désagrégation du dernier empire des Romanov.

Le moine errant
Un jour, dans les champs de son village, Grigori aurait eu une vision de la Vierge. Cette extase mystique bouleverse sa vie.
Il se plonge alors dans la lecture de la Bible, qu’il étudie sans relâche, développant une interprétation mystique et personnelle du texte sacré.
À quinze ans, il rejoint un monastère où vivent les Khlysty, secte secrète née au XVIIᵉ siècle.
Ces ascètes exaltés croient à la rédemption par le péché : pour vaincre le mal, disent-ils, il faut s’y plonger tout entier.
Leur rituel, la Radeniya, consiste en des danses tournoyantes menant à la transe, jusqu’à ce que les corps s’effondrent dans des orgies mystiques.
Pour eux, l’extase charnelle est la voie vers la lumière divine.

Raspoutine y apprend la magie, l’hypnose, l’art de captiver les âmes.
Cette doctrine gnostique du « salut par la faute » le marquera à jamais.
Toute sa vie, il vivra dans ce paradoxe : prêcher la pureté en s’abandonnant à la débauche. Après plusieurs années d’errance, il entreprend un pèlerinage au Mont Athos, en Grèce, avant de revenir en Russie sous l’apparence d’un starets — un saint homme itinérant, prêcheur et guérisseur.

À dix-neuf ans, il épouse une jeune paysanne et aura cinq enfants, dont deux mourront prématurément.
Mais la vie familiale ne le retient pas : il reprend la route des pèlerinages, prêchant à Kazan et à Kiev, guérissant les malades, séduisant les femmes, vivant à la fois comme un prophète et comme un libertin.
Pour Raspoutine, pêcher, c’est se purifier : un credo hérité de ses maîtres Khlysty.

La rencontre avec le destin
C’est à Kiev qu’il croise pour la première fois la Grande-Duchesse Militza de Monténégro, passionnée d’occultisme, qui le prend sous sa protection.

En 1903, il se rend à Saint-Pétersbourg, s’arrêtant à Sarov pour assister à la canonisation du starets Séraphin de Sarov.
Là, en pleine cérémonie, il tombe en transe et annonce une prophétie :
« Bientôt, naîtra à la Russie un fils impérial. »
Quelques mois plus tard, le 12 août 1904, naît le tsarévitch Alexis, fils de Nicolas II et de la tsarine Alexandra — enfant malade, atteint d’hémophilie.

Pour les superstitieux, la prophétie s’accomplit.
Raspoutine, l’homme venu des steppes, entre dans la légende.
Hébergé à Saint-Pétersbourg par l’évêque Théophane, il obtient des lettres de recommandation pour le couple impérial.
En novembre 1905, il est présenté à la cour : la tsarine tombe aussitôt sous son charme.
Elle voit en lui le « saint homme » que lui avait prédit un autre mystique, Philippe de Lyon, quelques années plus tôt.

Le guérisseur du Tsarévitch
Lorsque le petit Alexis, victime d’une crise d’hémophilie, est au bord de la mort, Raspoutine est appelé en urgence.
Il s’approche de l’enfant, se penche sur lui, prie longuement, puis murmure :
« Ouvre les yeux, mon fils. »
Le tsarévitch ouvre les siens — il respire, il sourit, il guérit. Pour la tsarine, le miracle est incontestable.
Dès lors, Raspoutine devient indispensable.

Il a libre accès au palais, conseille la famille impériale, apaise l’enfant par sa seule voix.
Pour Alexandra, il est un envoyé de Dieu. Pour le tsar, un lien vivant entre le peuple et le ciel.
Mais pour le monde extérieur, il devient vite le démon du Palais.
L’homme des scandales
Raspoutine fascine et révulse à la fois.
Dans les salons aristocratiques, les femmes se pressent pour l’entendre prêcher, le toucher, le voir.
Son regard magnétique, sa parole hypnotique, sa dégaine de paysan inspiré en font une légende vivante.
Mais bientôt, la rumeur enfle : orgies, beuveries, extases charnelles.
On le dit capable d’avoir jusqu’à dix femmes par jour. Les services secrets de l’Okrana le surveillent, les journaux le traînent dans la boue.

Le Premier ministre Piotr Stolypine, qu’il déteste, ordonne son exil à Kiev en 1911.
Raspoutine prédit sa mort : « La mort chevauche sur ton dos. »
Quelques mois plus tard, Stolypine est assassiné par un anarchiste.
La prophétie se réalise, et le mage sibérien retrouve, ironie du sort, encore plus de prestige.

Le pouvoir occulte
Quand éclate la Première Guerre mondiale, la Russie chancelle.
En 1915, l’armée bat en retraite ; le tsar Nicolas II prend personnellement le commandement des troupes.
À Saint-Pétersbourg, il laisse la régence à sa femme Alexandra, sous la direction spirituelle de Raspoutine.
Le pays s’effondre, les défaites s’accumulent, la misère s’étend.
Et dans ce chaos, la figure de Raspoutine grandit encore : il nomme les ministres, destitue les généraux, distribue faveurs et pardons.
Les uns le voient comme un saint, d’autres comme un corrupteur, un espion allemand, un Antéchrist.
Son influence déchaîne la haine des élites.
Dans les tavernes comme à la Douma, on le maudit : « Tant que vivra Raspoutine, la Russie mourra. »
Le meurtre du Démon Saint
Dans la nuit glaciale du 16 au 17 décembre 1916, un complot se noue.
Le prince Félix Youssoupov, avec plusieurs aristocrates et le grand-duc Dimitri Pavlovitch, invite Raspoutine à un dîner.
Sous prétexte d’amitié, ils lui offrent du vin et des gâteaux au cyanure.
Mais le poison ne fait rien.
Raspoutine boit, rit, chante, prie.
Affolés, les conjurés lui tirent dessus à bout portant.
Il tombe — puis se relève, et s’enfuit dans la cour enneigée.
Une seconde balle, puis une troisième : enfin, il s’effondre dans la neige.
Son corps, repêché dans la Neva gelée, porte les traces de coups, de balles et de cordes.
Les autopsies diront qu’il était encore vivant lorsqu’on le jeta à l’eau.
Ainsi meurt l’homme que l’on disait immortel.
À la demande de la tsarine, il est inhumé le 22 décembre 1916.

Trois mois plus tard, après la chute du tsar, le nouveau gouvernement révolutionnaire fait exhumer son cadavre.
Il est brûlé dans la chaudière de l’Institut polytechnique, et ses cendres dispersées dans les forêts.
Même dans la mort, le démon sibérien refuse le repos.
L’ombre d’un mystique
Raspoutine demeure l’un des symboles les plus ambigus de la Russie impériale :
sa foi extatique et sa débauche, sa ferveur mystique et sa corruption charnelle, son ascendant fascinant sur le pouvoir et sa chute spectaculaire.
Il incarne la folie religieuse d’un empire à l’agonie, où la spiritualité se confondait avec la décadence, et où un paysan illuminé put tenir entre ses mains le destin du trône des Romanov.
De son regard bleu, dit-on, on ne sortait jamais indemne.
Certains y voyaient la lumière de Dieu.
D’autres, l’abîme.